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Leçons de leadership avec Bertrand Piccard

Le 26 juillet 2016 restera une date marquante dans l’histoire de l’aviation et des énergies renouvelables. C’est le jour où l’avion Solar Impulse s’est posé à Abou Dhabi, bouclant ainsi le premier tour du monde aérien effectué sans une seule goutte de carburant.
Imaginez un avion dont l’envergure dépasse les 70 mètres, aux ailes entièrement couvertes de panneaux photovoltaïques et ayant un poids inférieur à 2500 kilos. Quinze années auront été nécessaires pour faire de ce projet complètement fou une réalité. Deux Suisses se trouvent à l’origine de cette aventure: Bertrand Piccard et André Borschberg.
Dans le cadre de la Semaine de l’aviation civile, la Chambre de Commerce du Montréal Métropolitain a invité Docteur Piccard à prononcer une conférence le 3 octobre dernier. Comme ma petite sœur fait partie de l’équipe Solar Impulse, j’ai eu le privilège de pouvoir vivre l’aventure de l’intérieur, retenant mon souffle lors des périlleuses traversées océaniques. J’ai profité du passage de ce pionnier suisse à Montréal pour lui poser quelques questions sur sa notion du leadership ainsi que sur sa marque personnelle. Et pour cause, n’obtient pas 170 millions de dollars de financement qui veut, surtout pour une idée folle.
Rencontre avec l’un des plus grands explorateurs de notre temps.
Renaud Margairaz : Lancer un projet d’une telle envergure nécessite l’appui de nombreux partenaires. Pour cela, les arguments rationnels ne suffisent pas toujours. Quel rôle joue la personnalité du porteur de projet dans un tel exercice ?
Bertrand Piccard : La personnalité joue un rôle primordial, surtout au début, quand le projet n’est pas crédible car on n’a rien à montrer. Il y a la personnalité de celui qui va demander de l’argent mais également celle de celui qui va donner. Il faut que deux pionniers se rencontrent, qu’ils aient envie de réaliser ensemble quelque chose qui est considéré comme impossible. Avec ceci en tête, on élimine déjà un grand nombre de personnes, ceux qui restent malheureusement coincés dans leurs habitudes et leur peur du risque. Durant mon projet, je n’ai pas cherché à convaincre mes partenaires. Quand on convainc, on lutte contre la partie de l’autre qui a envie de dire non. Ce que j’ai fait, c’est que je les ai motivé. Lorsque l’on motive quelqu’un, on soutient la partie de l’autre qui a envie de dire oui. C’est tout à fait autre chose.

« Expliquer comment, c’est du management ; expliquer pourquoi, c’est du leadership. » [Entendu lors de la conférence de Bertrand Piccard]

L’avion Solar Impulse surplombant la Baie de San Fransisco

Je ne leur ai pas demandé de payer pour financer mon rêve. Ce n’était pas du sponsoring, c’était du partenariat. J’ai misé sur l’honnêteté et la transparence en leur disant : « je ne peux pas vous garantir que ça réussisse, mais je peux vous garantir que l’on va essayer ensemble. »
Je leur ai dit que ce projet leur appartiendrait aussi et nous les avons impliqué dans les prises de décision tout au long de l’aventure. Les grands spécialistes du sponsoring ont décidé de ne pas embarquer à cause du manque de prévisibilité des retombées possibles.
En revanche, ceux qui ont vu dans ce projet une opportunité d’innover sont venus. Ces entreprises ont bien sur obtenu une belle visibilité, mais pas seulement. La vraie valeur a résidé dans la stimulation interne et l’ensemble des innovations de produits qui ont découlé de leur implication et qui leur ont ouvert de nouvelles possibilités en terme de commercialisation.

« Ce ne sont pas les fabricants de bougie qui ont inventé l’ampoule électrique. » [Entendu lors de la conférence de Bertrand Piccard]

La grande équipe de Solar Impulse

Renaud Margairaz : Au fil de votre parcours, avez-vous géré votre marque personnelle de manière rationnelle et consciente avec un objectif clair en tête, ou vous êtes-vous contenté de suivre votre intuition et de réaliser les projets qui vous tenaient le plus à cœur ?
Bertrand Piccard : Je n’ai pas l’impression que j’ai géré ma marque. J’ai plutôt l’impression que j’ai exprimé ce qui me correspond et ce à quoi je crois. C’est comme ça depuis trois générations, avec mon grand-père (Auguste Piccard) et mon père (Jacques Piccard) avant moi. Il a toujours été question de l’aventure scientifique dans le but de protéger l’environnement. Il y a une constante qui s’est ainsi établie, une crédibilité.
Lors de mes différentes aventures, je ne me suis pas dit : « Il faut que je prenne tel profil pour développer une marque. » Des fois, au contraire, j’ai dit ce que j’avais envie de dire, j’ai fait ce que j’avais envie de faire, même si ce n’était pas la chose la plus facile pour développer ma renommée.
J’ai toujours fait passer le message que je veux transmettre avant l’image. Il y a certaines personnes qui ne comprennent pas cela et qui disent : « Un scientifique qui commence à parler de philosophie, ce n’est pas normal. »
Durant mon enfance, j’ai été très marqué par tous les gens célèbres que j’ai rencontrés et qui ne disaient rien d’utile. Ils n’utilisaient pas leur célébrité pour faire passer un message. Moi je me suis toujours dit : « Le jour où je serai célèbre et que j’aurai des micros devant moi, ce ne sera pas pour ne rien dire, ce sera pour dire ce que je pense. »
Cela aurait surement été plus facile de dire que je fais ce que je fais dans le seul but de battre un record du monde plutôt que de faire passer un message philosophique ou sociétal. Si j’ai décidé de créer Solar Impulse, c’est pour montrer que les technologies propres peuvent réaliser l’impossible. Ceci concerne le domaine du transport aérien civil mais également tous les autres secteurs qui représentent une menace pour l’environnement. La célébrité est pour moi un moyen d’avoir un impact médiatique, institutionnel et politique dans ce sens. Ce n’est pas une fin en soi.
Renaud Margairaz : Le projet Solar Impulse est un projet à deux visages. D’un côté André Borschberg, pilote de chasse et ingénieur, de l’autre Bertrand Piccard, psychiatre et explorateur. Votre collaboration a permis le succès de Solar Impulse. Toutefois, est-ce que la combinaison de deux marques personnelles si différentes représente également une force lorsqu’il s’agit de soutenir un même projet ?
Bertrand Piccard : Dans notre projet, il faut être aussi précis avec les mots qu’avec les calculs de résistance de la structure ou du rendement électrique de l’avion. Si une erreur survient dans le choix des termes employés, les gens risquent de mal comprendre ce que l’on fait. Pour cela, j’ai toujours été présent pour valider nos communications et m’assurer ainsi que les mots étaient toujours bien choisis.
Avoir deux personnes très différentes qui soutiennent un seul et même projet peut parfois représenter un enjeu. Pour garder un équilibre entre nous, il a plusieurs fois fallu faire un nivellement vers le bas. Certaines fois, j’aurais pu communiquer des choses qui auraient déséquilibré la relation avec André, et je ne l’ai pas fait. Pour la communication d’un projet, ce n’est pas une force d’être deux. Par contre, pour réussir le projet c’est un avantage incontestable. La créativité nécessaire à la réussite d’une telle aventure a existé parce que nous étions différents l’un de l’autre.

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